14 : La seule irrésistibilité de l'événement caractérise la force majeure en matière contractuelle


Cass. civ. 1re, 6 novembre 2002, Bull. civ. I, no 258, p. 203, pourvoi no 00-12.780 ;
La seule irrésistibilité de l'événement caractérise la force majeure.
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Depuis plusieurs années, une série d'arrêts est venue jeter un trouble grandissant sur la définition de la force majeure en droit des contrats ; certains s'affranchissent de sa définition classique quand d'autres en font une application déconcertante.

Dans le premier groupe se trouvent les multiples décisions qui oblitèrent la condition d'extériorité ou celle d'imprévisibilité. Ainsi a-t-on pu juger que la maladie de la partie débitrice « constituait un événement de force majeure bien que n'étant pas extérieur à celle-ci » (Cass. civ. 1re, 10 février 1998, Bull. civ. I, no 53). De même, il est affirmé que la prévisibilité d'un événement n'interdit pas d'y voir un cas de force majeure (Cass. civ. 1re, 9 mars 1994, Bull. civ. I, no 91 ; Cass. com., 1er octobre 1997, Bull. civ. IV, no 240). Ce courant jurisprudentiel laisse pour le moins un doute sur l'aptitude de la définition habituelle de la force majeure à rendre compte de la réalité du droit positif.
Dans le second groupe se rassemblent les décisions qui, en dépit du bon sens, jugent résistibles des empêchements que le débiteur ne pouvait raisonnablement prévenir (Cass. com., 25 novembre 1997, Bull. civ. IV, no308 : introduction malveillante par des tiers d'un virus informatique dans quelques unes des disquettes diffusées à des milliers d'exemplaires par une société d'édition à titre d'encart promotionnel dans un de ses magazines), ou qui, à l'inverse, donnent pour imprévisibles des aléas d'une grande banalité, comme la grève d'un service public... (Cass. civ. 1re, 24 janvier 1995, Bull. civ. I, no 54 ; Cass. soc., 11 janvier 2000, Bull. civ. V, no 16, Dr. soc. 2000.404, n. A. Cristau). Voilà encore qui laisse perplexe et fait suspecter qu'il y a quelque chose de faux, ou de faussé, dans l'application en matière contractuelle de la définition classique de la force majeure.
Deux arrêts récents peuvent être relevés pour exprimer respectivement ce décalage entre la description habituelle de la force majeure et la réalité des décisions ou la réalité des faits.
Le premier statue à propos de l'annulation d'un voyage culturel en Égypte (Cass. civ. 1re, 6 novembre 2002, Bull. civ.I, no 258 ; Contrats, conc., consom. 2003, comm. no 53, obs. L. Leveneur Dr. et patrimoine, févr. 2003, p. 110, note P. Chauvel). En l'occurrence, l'égyptologue devant accompagner les voyageurs n'aurait pu les suivre que de son lit d'hôpital, puisqu'il avait dû in extremis subir une intervention chirurgicale. Les juges du fond avaient refusé d'y voir un cas de force majeure susceptible de délier le voyagiste de ses obligations parce que « la maladie d'une personne âgée n'est pas imprévisible ». L'arrêt est sèchement cassé au visa de l'article 1148 du Code civil sur ce motif général que « la seule irrésistibilité de l'événement caractérise la force majeure ». La solution est d'autant plus remarquable qu'a priori rien n'interdira à la Cour de renvoi d'écarter à nouveau la force majeure sous réserve qu'elle le justifie, cette fois, sur le terrain de l'irrésistibilité car il est tout à fait imaginable qu'un égyptologue puisse être remplacé... mais il est vrai qu'il s'agissait en l'occurrence de Mme Desroches-Noblecourt, dont le talent est aussi exceptionnel que sa notoriété. C'est donc en fonction de la compréhension que les juges auront de la prestation promise que le débat sur l'irrésistibilité se tranchera, celui-ci suffisant à régler la question de la force majeure. La solution est d'autant moins d'espèce que son motif a déjà été donné, presque jour pour jour, trois ans plus tôt dans un arrêt « Gondolfruit » où le débiteur d'une obligation de conservation en avait été estimé quitte malgré la destruction des marchandises à lui confiées, dans la mesure où leur perte était due à un incendie imputable à des émeutiers ayant échappé au contrôle des forces de police (Cass. civ. 1re, 17 novembre 1999, Bull. civ. I, no 307 ; RGDA 2000.194, n. Ph. Rémy). Là encore, le défaut d'imprévisibilité avait été plaidé (le contexte social était à l'époque tendu) mais les juges du fond avaient retenu la force majeure à raison de la seule irrésistibilité de l'événement. La Cour de cassation avait alors considéré que « par ce seul motif, la Cour d'appel [avait] légalement justifié sa décision caractérisant ainsi la force majeure ». Dans l'une comme dans l'autre espèce, l'imprévisibilité est totalement évacuée du raisonnement. Il n'est plus indiqué, comme naguère, que l'irrésistibilité suffit à faire jouer l'article 1148 du Code civil lorsque la prévision de l'événement ne permet pas d'en prévenir les effets ; il est même, au contraire, probable que des mesures auraient pu être prises pour neutraliser l'événement (prévision d'un « égyptologue suppléant » de talent approchant dans un cas, mesures de sécurité renforcées dans l'autre). Et pourtant la force majeure est là... de sorte qu'on est conduit à conclure que l'irrésistibilité suffit à la caractériser sans qu'il soit besoin, en outre, de s'interroger sur sa prévisibilité ou, a fortiori, sur son extériorité. Voici qui confirme de lege lata l'inexactitude de la définition tripartite de la force majeure en matière contractuelle et conduit à s'interroger sur la signification de cette « irrésistibilité » à laquelle elle se réduit.

 

Rjcc, Les grands arrêts du droit des obligations et contrats, ed. RJCC, Paris, 1er ed, Jan 2023, sous n° 428.

 

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Pour essayer de l'apercevoir, il convient sans doute de partir de la conception de la force majeure qui a cours en matière de responsabilité délictuelle. Ici, ses trois éléments constitutifs traditionnels ne semblent pas autant remis en question par la jurisprudence, la conception classique y étant même parfois très nettement confirmée (v. p. ex., Cass. civ. 2e, 28 novembre 2002, Resp. civ. et assur. 2003, no 94, qui exige « un événement imprévisible, irrésistible et extérieur caractérisant la force majeure » ; adde Cass. civ. 2e, 1er avril 1999, Bull. civ. II, no 65 : « Vu l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil ; Attendu qu'un événement n'est constitutif de la force majeure que s'il est extérieur, imprévisible et irrésistible »). Dès lors, l'intuition vient assez vite que les distorsions dont ces conditions sont l'objet au titre de l'article 1148 du Code civil expriment la spécificité de la « responsabilité » contractuelle. Nombre d'auteurs font ce constat, dans le fil d'une opinion déjà ancienne (Brunet, « La notion de force majeure en matière de responsabilité délictuelle et de responsabilité contractuelle », Gaz. Pal. 1957.2, doctr. 71), mais s'interrogent sur ses justifications, au point de conclure que « tout cela reste tout de même bien mystérieux » (L. Leveneur, obs. préc.).
La spécificité de la question contractuelle. - Pourtant, il y a au moins une raison intuitive de distinguer à cet égard les responsabilités contractuelle et délictuelle. C'est qu'en matière de contrat, la dette se fonde originairement sur un acte de volonté et s'enracine ainsi sur un ensemble de prévisions. Par là, les obligations et les devoirs du débiteur contractuel sont sensibles aux prévisions des parties. Or, rien de semblable ne se rencontre en matière délictuelle. Il serait surprenant que cette différence dans la genèse de l'obligation n'ait pas de répercussions symétriques au plan des causes de libération. Ainsi, il devient logique qu'en matière contractuelle la définition des événements susceptibles de constituer un empêchement exonératoire présente un particularisme.
Il reste à savoir comment cette observation se répercute techniquement sur l'appréciation de la force majeure. M. Philippe Rémy (n. préc.) propose à cet égard une explication séduisante qui a convaincu d'autres connaisseurs et défenseurs du particularisme contractuel (Ph. le Tourneau et L. Cadiet, Droit de la responsabilité et des contrats,Dalloz Action, 2002, no 1809). M. Rémy remarque qu'en matière délictuelle, aussi bien sur le plan des responsabilités objective (art. 1384, al. 1) que subjective (art. 1382), la force est dite « majeure » en ce qu'elle absorbe le lien de causalité, empêchant ainsi d'imputer le dommage au défendeur et justifiant par là son exonération. Ceci explique les trois caractères classiques et, spécialement, la condition d'extériorité car si le fait générateur du dommage n'est pas extérieur au défendeur, il lui est matériellement imputable et son rôle causal reste alors entier. En revanche, en matière contractuelle, écrit M. Rémy, la force majeure « constitue simplement la limite ordinaire (sauf convention contraire) de l'obligation née du contrat ; si la force majeure libère le débiteur (Code civil, art. 1148), ce n'est pas parce qu'elle rompt la causalité entre un « fait générateur » et un « dommage », mais parce que le risque d'un événement extérieur rendant l'inexécution impossible n'est pas normalement assumé par le débiteur ».
Ainsi, la responsabilité du débiteur étant en rapport étroit avec l'étendue de l'engagement qu'il a contracté, il faut d'abord sonder l'étendue de cet engagement pour déterminer si, dans les circonstances de l'espèce, il est ou non excusable à ne pas avoir fourni la prestation attendue. Autrement dit, il convient de se demander si l'empêchement en cause est un risque que le débiteur doit assumer au regard des diligences qu'on était en droit d'attendre de lui ou si cet empêchement est d'une nature telle que nul créancier raisonnable n'aurait, dans le contexte particulier de la formation du contrat, envisagé que le débiteur devrait en répondre.
Cette manière d'entendre la force majeure en matière contractuelle fait donc reposer la qualification sur une analyse de la volonté des parties et, plus particulièrement, des attentes légitimes du créancier. Cette approche nous paraît confortée par au moins trois arguments.
Elle est, tout d'abord, conforme à la manière dont le contrat paraît concrètement compris dans la réalité des choses. L'observation laisse, en effet, croire que le contrat est sociologiquement conçu comme l'instrument de réalisation d'une opération économique. Il en fixe le cadre de manière contraignante et a pour fonction de préciser comment elle sera mise en oeuvre, quels seront les droits et les obligations de chacun et, par suite, de répartir plus ou moins explicitement les risques d'inachèvement de cette opération. Même s'il est clair que les parties ne le verbalisent pas de cette façon, il nous paraît que la démarche des contractants ordinaires se ramène à cela. Et dans cet esprit, le créancier s'attend à ce que le débiteur fasse son affaire de certaines difficultés d'exécution éventuelles mais pas de toutes car il connaît la règle universelle et intemporelle (de droit naturel ?) selon laquelle « à l'impossible nul n'est tenu ». Dans cette perspective, il est donc logique que le seuil de l'impossible, c'est-à-dire la force majeure, soit déterminé en considération des attentes raisonnables du créancier.
Cette approche est, ensuite, conforme à deux règles classiques de droit positif propres à la force majeure contractuelle et qui s'expliquent bien mal autrement. La première veut que l'imprévisibilité s'apprécie à la date de formation du contrat (G. Viney et Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 2e éd., no 397). Cela est naturel puisque c'est en fonction des prévisions qu'ont pu, à cette époque, mûrir les parties que l'étendue des obligations du débiteur se mesure et que, par contrecoup, ce qui relève du domaine de l'impossible, c'est-à-dire de la force majeure, s'apprécie. La seconde règle veut qu'il soit possible aux parties de stipuler sur la force majeure (Ph. Malaurie et L. Aynès, Obligations, t. 2, 11e éd., no 566). Comment mieux signaler que cette qualification est, en matière contractuelle, dans la dépendance des prévisions des parties et de la répartition des risques qu'elles opèrent ?
Enfin, cette analyse a comme un parfum de jus commune européen ce qui pourrait être de nature à en renforcer la légitimité. Elle est notamment conforme à la manière dont les Principes Lando envisagent le problème, leur article 8 :108 disposant « qu'est exonéré des conséquences de son inexécution le débiteur qui établit que cette inexécution est due à un empêchement qui lui échappe et qu'on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu'il le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu'il en prévienne ou surmonte les conséquences » (v. C. Radé, « La force majeure », in Les concepts contractuels français à l'heure des principes du droit européen des contrats, dir. P. Rémy-Corlay et D. Fenouillet, Dalloz, 2003). À nouveau, on constate que la qualification d'empêchement exonératoire dépend d'une analyse des attentes raisonnables du créancier.
Ainsi, il existe quelques arguments pour laisser croire qu'en matière purement contractuelle, l'application de l'article 1148 du Code civil s'ordonne aux prévisions des parties et que la force majeure pourrait à peu près s'y définir comme la difficulté d'exécution dont le créancier ne pouvait raisonnablement espérer la prise en charge par le débiteur. Dès lors, le raisonnement permettant d'arriver à la qualification de force majeure paraît devoir s'articuler en deux étapes. La première consiste à se demander où est le seuil de cet « impossible » auquel nul ne pouvait imaginer que le débiteur serait tenu, ce qui revient à la question de « l'irrésistibilité » mais indique davantage la manière de l'apprécier. La seconde consiste, le cas échéant, à regarder sur qui pèse ce risque d'impossibilité d'exécution. Cette double question nous paraît à même de rendre compte et d'éclairer la plupart des variations jurisprudentielles autour de la force majeure.
Dans cette optique, et dans la foulée de l'analyse qu'en fait M. Rémy, l'arrêt Gondolfruit, par exemple, se comprend mieux. Certes, l'incendie des marchandises n'était pas absolument irrésistible et les risques de troubles n'étaient pas non plus imprévisibles. Pourtant, l'arrêt a pu estimer qu'il y avait bien force majeure car on ne pouvait raisonnablement attendre du dépositaire qu'il prenne en charge de prémunir ses entrepôts contre le risque d'une émeute échappant au contrôle des forces de l'ordre : il n'est, après tout, qu'un commerçant. Par suite, on peut croire que l'affaire de l'égyptologue n'est pas arrivée à son terme. Certes, le problème n'est pas de savoir si le risque d'une indisponibilité médicale de Mme Desroches-Noblecourt était ou non prévisible. La question gravite bien, comme le dit la Cour de cassation, autour de « l'irrésistibilité » de cet événement. Mais il appartiendra à la Cour de renvoi, en fonction des faits de l'affaire, de dire si l'on pouvait a priori attendre du voyagiste qu'il prévoit une solution de rechange ou si celle-ci était hors de propos dans l'esprit des parties.
De même, la conclusion de l'arrêt Andréa Ferréol, si étrange autrement, devient logique dans notre perspective. Certes, l'actrice ne pouvait attendre de son employeur qu'il poursuive le contrat en cas de décès d'Ugo Tognazzi car le seuil de l'impossible serait à l'évidence franchi. Reste alors la seconde question, consistant à se demander sur qui pèse le risque d'impossibilité d'exécution. Dans la mesure où « à l'impossible nul n'est tenu », le débiteur est alors a priori libéré mais, en l'occurrence, nous sommes en matière sociale. Or, il est acquis qu'en droit du travail les risques de l'activité pèsent sur l'employeur (rapp. art. L. 122-3-4-1, C. trav.), et l'indisponibilité d'un acteur n'est pas un risque « extérieur » à l'activité mais paraît, au contraire, typiquement relever de cette catégorie. Par conséquent, il est normal que l'employeur en réponde et que sa « responsabilité » soit engagée.
Ainsi, peut-on penser qu'au-delà des apparences, la jurisprudence considère la question de la force majeure en fonction de la répartition des risques de l'opération, telle qu'elle est fixée par la convention, la loi ou, dans leur silence, les attentes raisonnables des parties. Ce résultat n'est pas très éloigné de ce à quoi conduisent les définitions modernes de la force majeure, spécialement celle donnée par M. Antonmattei qui s'attache aux caractères d'inévitabilité, d'irrésistibilité et d'impossibilité. Mais le chemin pour y parvenir est un peu différent et, peut-être, plus conforme à la nature même du contrat. Cette dernière observation fixe d'ailleurs la limite du raisonnement présenté. Se recommandant du contrat, il ne peut s'appliquer qu'à propos de l'inexécution d'obligations authentiquement contractuelles, ce qui conduit à l'écarter du chef de ces « obligations » qui sont seulement l'expression de devoirs généraux, à commencer par la pseudo obligation contractuelle de sécurité. L'on envisagerait, par exemple, assez mal une stipulation définissant les cas de force majeure à son propos, et il a été observé qu'au titre des causes d'exonération, son régime se calquait plutôt sur l'article 1384, alinéa 1 du Code civil (Marty et Raynaud, Les obligations, t. 1, Sirey 1988, no 557). Ce n'est qu'une énième manière de relever que cette obligation est largement étrangère à la logique du droit des contrats (v. C. Bloch, L'obligation contractuelle de sécurité, préf. R. Bout, PUAM 2002). Une vue claire de la responsabilité contractuelle passera nécessairement par une mise en quarantaine de toute la jurisprudence rendue à son égard.
Biblio:
Cass. civ. 1re, 6 nov. 2002, pourvoi no 99-21203, Bull. civ. I, no 258,  
  • RDC 2003, p. 59, obs. Ph. Stoffel-Munck, 
  • Contrats, conc. consom. 2002, comm. 53, note L. Leveneur, 
  • JCP G 2003, I, 152, obs. G. Viney, 
  • RTD civ. 2003, p. 301, obs. P. Jourdain, 

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